La purification de l’âme ou quand le cœr devient un miroir

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La métaphore du miroir est abondante dans la littérature islamique. Le croyant y est exhorté à polir son cœur de la même manière que l’on polit un vieux miroir couvert d’impuretés. Il faut, bien évidemment, penser aux anciens miroirs en métal qui s’oxydaient ou à ces miroirs quasiment opaques, composés de verre mêlé à de l’oxyde de fer, qu’il fallait polir sans cesse. Si ces miroirs n’étaient pas efficaces, ce n’était pas en raison de leur composition – leur nature – mais bien à cause de la dégradation – la corruption – causée par le milieu et le temps. De même l’homme est amené à polir son miroir de l’âme afin que sa nature ne se dégrade pas par la corruption ambiante ; afin de débarrasser son cœur de la rouille. Le Coran fait référence au cœur souillé par les impuretés :

{Non pas ! Mais leur cœur s’est souillé (rouillé) de leurs propres acquis (leurs fautes) ; Non pas ! Mais de leur Seigneur, en ce jour, ils sont occultés.}[1]

Le Livre, dans de nombreux versets, appelle les croyants à purifier leurs âmes ; citons à titre d’exemple cette parole : {Bienheureux sera celui qui purifie [son âme], confondu sera celui qui l’opacifie.}[2] La tradition islamique accorde une place primordiale à la purification du corps et de l’âme. Au travers des ablutions rituelles et du jeûne, le croyant purifie son corps pour que le miroir de son âme se désopacifie. Il s’agit là d’un principe essentiel à l’islam et comme le souligne le Dr. Jouanneau :

« La purification du corps n’a d’importance que si elle est [ensuite] une purification de l’âme. »[3]

En tant que miroir, le cœur reflète également sa propre image lorsqu’il tente de cerner celle de l’autre. Un cœur taché apercevra le mal, même chez les plus belles personnes, alors que le cœur pur verra les aspects positifs de l’être le plus vil. En ce sens, certains soutiennent que « les gens regardent généralement les autres à travers le miroir de leur esprit et les voient comme eux-mêmes à cause de la tâche et de la poussière sur ce miroir ».[4] Suivant ces enseignements, un professeur nous répétait continuellement de toujours raisonner en avocat face aux actions d’autrui et d’être, à l’inverse, un juge concernant nos propres actes. Cette manière d’appréhender le monde permet au croyant de purifier son cœur de deux façons : en premier lieu, elle incite à constamment excuser son prochain et prévient ainsi l’assombrissement du cœur, deuxièmement, le jugement de sa propre personne invite au repentir et empêche l’égo de croître.

Dans un hadīthQūdsi[5], Dieu dit : « Ni la terre, ni le ciel ne Me contiennent, mais le cœur de Mon fidèle serviteur Me contient. »[6] Ce hadīth n’est pas à prendre au sens littéral : rien ne peut contenir Dieu ou l’enfermer mais le cœur lustré, grâce à la lumière qui s’y reflète, peut saisir la réalité de Dieu et Le concevoir par l’esprit. Si la purification du cœur est une métaphore facilement accessible pour le commun des Hommes, des interprétations ésotériques, poétiques et plus profondes ont été élaborées par les théologiens au fil des siècles.

Dans une perspective néo-platonicienne, Al-Hūsayn Ibn Abdillāh Ibn Sīnā (m. 1037), plus communément connu sous le nom latin d’Avicenne, classe les êtres selon un ordre hiérarchique reposant sur leur degré de pureté ontologique. De l’Un (Dieu) émane les âmes célestes (les anges) et ensuite, le flux existenciateur – à partir de l’Intellect agent[7] – se divise en une multitude d’âmes de moindre perfection : humaines, animales et végétales, qui composent le monde sub-lunaire. Le polissage du miroir de l’âme, par l’abstraction de ses impuretés, permet de se rapprocher de l’Un divin. Dans son Kitāb al-insāf (Livre de l’arbitrage équitable), où il commente la théologie d’Aristote, il fait mention du caractère paralysant de la souillure qui fait écran au perfectionnement de l’âme : « Lorsque l’âme est occupée d’une chose, elle se détourne des autres et se trouve séparée d’elles par un écran. »[8] Et dans son  Kitāb al-ishārātwa-l-tanbihāt (Livre des directives et des remarques), il précise que « celui qui est pris par les occupations [au sensible] est comme quelqu’un qui est saturé d’aliments et dégoûté par la nourriture agréable. »[9] Ainsi celui qui est pris par ce monde et dont le miroir n’est plus à même de refléter le vrai (qui est le meilleur), n’est pas à même de l’apprécier et de fait, de le désirer.

Mausolée de Chams ad-Din Mohammad Hafez (Chiraz, Iran)

Abū Hamid al-Ghazālī (m. 1111) considère le polissage du miroir de l’âme comme un moyen de rectification morale pour l’Homme et un moyen de redressement des mœurs pour les fidèles. Le comportement du croyant face à son miroir consistera à « frotter et polir, c’est-à-dire éliminer la rouille qui ne devrait pas exister ; disposer le miroir face au vrai »[10]. Dans son Ihyā’’ulum ad-dīn (Revification des sciences de la religion), il oppose le miroir de l’âme, qui doit être sans cesse poli et lustré, aux actes des anges et de l’eau pure qui, par nature, ont des attitudes de brillance et de réflexion du vrai. L’homme qui s’applique dans le frottement et le polissage de son miroir de l’âme peut atteindre l’horizon des anges alors que celui qui laisse la rouille l’envahir, cédant ainsi à ses vils appétits, fera face à l’extinction totale de son aptitude à refléter la vérité divine.

Le polissage de l’âme est le jihādal-akbar (l’effort majeur) du croyant et ne peut être dissocié du dhikr (rappel de Dieu).

L’ignorance de Dieu se traduit par des aspérités souillant le miroir de l’âme et infléchissant le reflet divin jusqu’à l’égarement de l’âme humaine du chemin de la vérité. Al-Ghazālī met en garde contre « les vers rongeurs », ces obstacles au polissage que peuvent rencontrer les dévots dans leur quête de polissage et qui peuvent ronger irréversiblement le miroir de l’âme,  à savoir : la vanité et l’hypocrisie.

Dans l’une de ses lettres, Abdel Kader al-Jilānī (m. 1166) écrit : « Mon ami, ton cœur est un miroir poli. Tu dois le nettoyer pour le débarrasser du voile qui s’est formé à sa surface, parce qu’il est destiné à réfléchir la Lumière. Quand la lumière de Dieu (qui) est la lumière des cieux et de la terre[11] commencera à illuminer les régions de ton cœur, la lampe de ton cœur s’allumera. […] Dieu guide vers Sa Lumière qui Il veut[12]alors tu verras, de l’horizon de la raison divine, monter le soleil de la connaissance intérieure. C’est ton soleil personnel, car tu es celui que Dieu guide […] et les voiles seront enlevés et les carapaces voleront en éclats, révélant le subtil qui se cache derrière le grossier. La Vérité dévoilera son visage. Toutes ces choses commenceront à se produire lorsque ton cœur sera nettoyé. La lumière des secrets divins tombera sur lui [le cœur], si tu le veux et si tu le Lui demandes […] ».[13] Le polissage du miroir par la purification du cœur semble, pour al-Jilānī, être le seul moyen de faire tomber les voiles qui séparent l’Homme des profondes vérités émanant de son Seigneur. Le cœur devient une lanterne, un « soleil personnel », qui éclaire et révèle les secrets divins.

Sur la même lignée, ash-Sheikh al-Akbar Muhyiddīn Ibn ‘Arabi (m. 1240), dans son  Kitāb Mashāhid al-asrār al-qudsiyya (Livre des contemplations divines), rappelle le célèbre hadīth :

« Les cœurs se corrodent comme se corrode le fer, et ce qui les fait briller est le rappel (dhikr) de Dieu et la récitation du Coran. »[14]

En fonction de sa disposition à accueillir et à refléter le Divin, le cœur est le miroir où l’Unique se manifeste. La purification du qalb (cœur) permet l’isfār (dévoilement), condition sine qua non de la véritable shāhadda (contemplation). Le croyant devient alors shāhid (témoin) et contemple de la réalité divine.

Dans son Al-Wābil as-Sayyib[15], Ibn al-Qayyim al-Jawziyya (m. 1350), célèbre disciple d’Ibn Taymiyya (m. 1326), récence plus de cent avantages au dhikr. Il y dit : « Il ne fait aucun doute que le cœur peut-être rongé par la rouille, comme le sont le cuivre, l’argent, et les autres métaux.[16] Et c’est par le dhikr (qui est tout le contraire de l’insouciance) qu’il retrouve son éclat. Le cœur devient alors aussi lisse qu’un miroir.

Le cœur se couvre de rouille (ar-rān) pour deux raisons : l’insouciance et les péchés.

Deux choses lui font retrouver sa splendeur : l’évocation d’Allāh (dhikr) et la demande de pardon (istighfār). »[17] Le dhikr permet le rappel constant de la Réalité Suprême et l’istighfār, menant à un repentir sincère, permet de purifier les souillures du cœur. Le Prophète (ﷺ) a dit : « Lorsque le croyant commet un péché, un point noir se forme dans son cœur ; s’il se repent de son péché, s’en démarque et demande pardon, ce point noir disparaît de son cœur ; s’il persiste dans son péché, ce point prend de l’ampleur jusqu´à envelopper le cœur tout entier. C’est là la rouille (ar-rān) dont a parlé Allāh dans Son livre : {En fait, leur cœur a été rouillé par ce qu’ils ont accumulé [comme fautes].}[18] »[19]

Le Messager de l’islam (ﷺ) avait l’habitude de faire plus de soixante-dix demandes de pardon par jour[20] et cela malgré qu’il ait reçu, en tant que Prophète, de la part de son Seigneur, la confirmation qu’il serait pardonné pour toute faute passée ou future.[21]

Retenons que le polissage du miroir de l’âme peut se traduire par une conversion intérieure, par un retour vers un état de pureté ontologique, par une condition mystique nécessaire à l’accueil du reflet divin et par un désopacifiement ou un dévoilement du cœur à la vraie lumière : la lumière divine. Celle-ci n’étant accessible – Dieu voulant – que par une constante évocation du Très-Haut (dhikr) et une sincère demande de pardon (istighfār) répondant aux conditions essentielles à sa validation.

 

 

[1] Coran, 83 : 14-15.

[2] Coran, 91 : 9-10.

[3] Jouanneau Anne-Sophie, « Le polissage du miroir de l’âme chez Avicenne, Al-Ghazālī et Ibn ‘Arabī », in Philosophie (Éditions de Minuit), 2003/2 (n° 77), p. 70.

[4] G. M. Fethullah, Perles de sagesse, Istanbul, Éditions du Nil, 2009, p. 110.

[5]Hadīth dans lequel Dieu parle à la première personne.

[6]Hadīth cité dans Ihyā’ ‘ulum ad-dīn d’Abū Hamid al-Ghazālī.

[7] Notion développée par Aristote et qui est la fonction qui permet de saisir l’intelligible, le pensable, de la même manière que la lumière permet de saisir le visible.

[8] Avicenne, Kitāb al-insāf, II, Commentaire de la Théologie d’Aristote, trad. G. Vajda, « Les notes d’Avicenne sur la “Théologie d’Aristote” », in Revue Thomiste, T. LI, Paris, 1951, p. 361 ; cité in Jouanneau, op.cit., p. 76.

[9] Avicenne, Kitāb al-‘ishārāt wa-l-tanbīhāt, trad. A.-M. Goichon, Livre des directives et remarques, Vrin, Paris, 1951, 2ème  édition, 1999, p. 471 ; cité in Jouanneau, op.cit., p. 77.

[10] Al-Ghazālī, Ihyā’, La revivification des sciences de la religion, trad. , E. de Vitray-Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam, Paris, 1973, p. 137 ; cité in Jouanneau, op.cit., p. 71.

[11] Coran, 24 : 35.

[12] Coran, 24 : 35 (suite).

[13] Extrait d’une lettre d’Abd al-Qâdir al-Jilānīî qu’il adresse au lecteur dans son Secret des secrets, Beyrouth-Liban, Al-Bouraq, 2009, pp. 15-17.

[14] Ibn ‘Arabī, Le livre des contemplations divines, trad. S. Ruspoli, Actes Sud-Sindbad, Paris, 1999, § 94, p. 92 ; cité in Jouanneau, op.cit., p. 80.

[15] Ouvrage disponible en français aux éditions Al-Madina sous le titre : Les mérites de l’évocation d’Allāh.

[16] Ceci fait référence au hadīth mentionné précédemment.

[17]Al-Wābil as-Sayyib, chapitre sur la rouille du cœur et ses remèdes.

[18] Coran, 83 : 14.

[19] Jāmi’ at-Tirmidhī (44/3334).

[20] Se référer au hadīth 6307 du Sahīh al-Bukhārī, Paris, Al-Qalam, 2009, T.4, p. 773.

[21] Ce paragraphe est emprunté presque intégralement de l’ouvrage (à paraître) : Ibn Abbād de Ronda, Invocations selon l’ordre des plus beaux noms de Dieu, trad. Y. L. Lopez, pp. 34-35.

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